Que faisons-nous de notre été alors que nous vivons toute l’année en accéléré et qu’Internet nous a déjà ouvert grand les portes du monde ? Quelles sont nos envies ? Et que sont, au fond, de vraies vacances ? Deux spécialistes nous livrent leur analyse.
Gérard Brémond
Diplômé en sciences économiques, il aurait pu être promoteur comme les autres. Mais en 1964, il croise la route du champion de ski Jean Vuarnet qui rêve d’une station de sports d’hiver sans voiture. Gérard Brémond s’enthousiasme et, à Noël 1966, Avoriaz la piétonne voit le jour. « J’ai fait Avoriaz mais Avoriaz m’a fait » reconnaît le fondateur et président du groupe Pierre et Vacances qui, avec Adagio, Citea, Sunparks, Latitude, Maeva et Center Parcs, est leader européen du secteur des résidences de loisirs. Né en 1937, il a crée, avec son épouse, Jacqueline, la fondation privée Ensemble, qui soutient des actions durables dans les pays en voie de développement.
Jean-François Rial
À 18 ans, JF Rial découvre la Chine en sac à dos. À 25, il entame une carrière dans la finance. À 33, il rachète Voyageurs du Monde, en fait le spécialiste du voyage sur-mesure, : Terres d’Aventure, Grand Nord Grand Large, Chamina Voyages, Mer et Voyages. Né en 1963, ce chantre de l’éthique développe son entreprise sous le signe de l’humanisme, du développement durable, du respect et du rêve. Il est président de l’association Les Amis d’Unitaid, qui lutte contre sida, tuberculose et paludisme.
Les français, des vacanciers pas comme les autres ?
GB : Il y a une uniformisation mondiale des pratiques de vacances, y compris dans les pays émergents. Mais des différences se renforcent au niveau de la nourriture, des horaires – les Italiens se couchent à pas d’heure, les Allemands à 21 heures. Les Français ne sont pas plus râleurs que d’autres. Par contre, un phénomène leur est plus particulier – et c’est une tendance qui a émergé il y a quelques années : le regroupement familial. C’est la famille décomposée-recomposée qui part en vacances, des tribus inter-générationnelles qui louent des maisons contiguës, voire une grande maison pour 25 personnes avec d’immenses tablées et des cuisines en proportion. C’était inenvisageable jusqu’à récemment.
JFR : C’est vrai. Deux autres caractéristiques leur sont spécifiques. D’abord, la personnalisation : les voyagistes de masse ont une énorme succès en Europe germanophone et du Nord, les Français, eux, sont trop individualistes pour se plier à la standardisation. Même en voyage de groupe, ils ont des exigences particulières – des chambres communicantes, un menu différent, etc. Il y a vingt ans, chez Voyageurs du Monde, les voyages sur-mesure représentaient 10% du chiffre d’affaires, ils en constituent aujourd’hui 90% sur un volume qui a quadruplé. La seconde caractéristique est la demande de culture. Là où la plupart des Européens se contentent de tourisme balnéaire, les Français veulent voir autre chose, comprendre, échanger. Le fait d’être râleurs, avec tout ça.
GB : Vous avez raison, d’où la multitude de services à la carte que nous proposons chez Pierre & Vacances. À l’intérieur d’une même tribu, chacun compose son menu : il y a ceux qui passent 15 jours à lire et les hyperactifs, qui ne tiennent pas en place. C’est une demande nouvelle.
L’écologie et le développement durable sont-ils des priorités ?
JFR : La majorité des Français vous dirait que c’est un élément important mais, à mon grand regret, les préoccupations écologiques et le développement durable ne sont pas des éléments décisifs dans le choix d’une destination de vacances. Nos clients sont contents de savoir que nous compensons 25% des émissions aériennes par des plantations d’arbres, que nous avons la certification, fort contraignante, « Agir pour un tourisme responsable » ou que nous possédons le seul hôtel de Salvador de Bahia dont tous les salariés sont déclarés, mais, au fond, cela les intéresse peu. Ce n’est pas pour ces raisons qu’ils viennent chez nous.
GB : Les critères que nous mettons en avant, comme le traitement des déchets ou les économies d’énergie, ne sont pas un élément déterminant dans le choix d’un séjour, mais ils peuvent être un élément de refus. Les Scandinaves ou les Allemands y sont beaucoup plus sensibles que nous : c’est, pour eux, une condition de départ et ils sont prêts à payer plus cher, ce qui n’est pas le cas des Français. Mais nos mentalités changent, grâce aux enfants qui bénéficient d’une éducation à l’environnement. En cela, ils sont devenus les maîtres à penser de leurs parents. Dans quinze ans, leur génération sera aux commandes.
Sommes-nous plutôt casaniers ou globe-trotters ?
GB : Seulement 60% des Français partent en vacances, donc 40% ne partent pas. Et ce chiffre est stable malgré la crise économique : les arbitrages budgétaires ne se font pas au détriment des vacances – qui sont sacrées, au même titre qu’Internet et le téléphone portable – mais de l’habillement et de l’alimentation. Pour ceux qui peuvent partir, les vacances restent une donnée incontournable. 20% seulement sortent des frontières : la France, première destination mondiale pour les étrangers, l’est aussi pour les Français, terriblement casaniers. Et puis nous sommes les champions du monde de la résidence secondaire par rapport au nombre d’habitants : il y en a un peu plus de 3 millions en France et c’est là que s’effectuent la moitié des séjours, en famille ou chez des amis. Le rythme des vacances a varié. Il y a vingt ou trente ans, le mois complet était sacré. On a désormais tendance au morcellement : quinze jours entre juillet et août, une semaine au ski, incontournable, en février, la variable d’ajustement étant les courts séjours prisés par les CSP+.
JFR : Ceux-là y ajoutent la semaine entre Noël et le jour de l’an, la plus chère de l’année, dans le monde entier. La semaine précédent Noël, elle, est la moins onéreuse du calendrier. 60 à 70% d’Anglais ou d’Allemands partent en vacances à l’étranger. Parmi les 20% de Français qui voyagent (ce chiffre inclut les voyages d’affaires), plus des deux tiers restent en Europe : à peine 5 ou 6% partent plus loin. Néanmoins, les vacances sont devenues un produit de première nécessité : la crise a réduit le budget, mais elle ne l’a pas annulé. Se reposer est d’autant plus vital que le niveau de stress a augmenté dans notre vie professionnelle comme personnelle.
Quelle place ont pris Internet et les nouvelles technologies ?
JFR : 80% des gens commencent leurs vacances sur Internet. Ils comparent les prix, les destinations, guettent les promotions. 33% des réservations ont lieu par ce biais, et nous-mêmes, qui organisons pourtant des voyages personnalisés, avons perdu le contact humain avec 50% de notre clientèle. Pour avoir une bonne affaire, on attend l’offre de dernière minute qui nous mènera en Birmanie ou au Brésil, qu’importe la destination pourvu que l’on trouve la sensation que l’on cherche, plage ou randonnée, contacts ou solitude. Il y a quinze ans, 25% des vacanciers hésitaient quant à leur destination, les autres voulaient continuer d’explorer une région, y revenir. Aujourd’hui, 70% ne savent pas, à l’avance, où ils veulent aller. Avec Internet, nous sommes devenus à la fois plus éclectiques et plus généralistes. Nous connaissons davantage de choses, mais de manière moins approfondie. Et puis Internet a tout rapproché : la Chine, nous était inconnue il y a trente ans, nous avons à présent l’impression que c’est à côté. Ceci dit, Internet ne remplace pas le voyage, le ressenti, le vécu. L’humain n’est pas numérisable et les ordinateurs restent des imbéciles.
GB : Chez nous, 70% des réservations se font par Internet et de plus en plus tard, probablement en raison de l’anxiété, des inquiétudes. Peut être sommes-nous aussi plus aventuriers ? Nous sommes prêts à prendre le risque de l’inconnu. La curiosité est toujours là, l’esprit d’aventure aussi. Internet est une mise en appétit, un appel et non la satisfaction du besoin du dépaysement.
À chaque âge, des envies différentes ?
JFR : On ne prend pas les mêmes vacances toute sa vie. Il y a d’abord l’insouciance des jeunes, qui partent découvrir les capitales européennes et faire la fête avec des amis – même s’ils sont moins routards que leurs aînés. Puis la jouissance, entre 35 et 50 ans, quand une maturité économique permet de se faire plaisir dans de beaux hôtels, à New-York ou à Rome. Puis vient l’âge du sens : on voyage alors pour s’enrichir personnellement, pour mieux comprendre le monde, la vie, soi-même.
GB : Notre clientèle est plus familiale et là, tout tourne autour des enfants, petits ou adolescents. On se recentre sur la cellule, sur trois générations. Les ouvertures aux autres, au monde, à la culture, à la nature, se font par le biais des enfants, qui ont des activités, fréquentent les clubs, sortent du cocon.
Y a-t-il une demande de slow tourisme ?
GB : C’est un phénomène très net. Il y a quelques années, les vacances étaient caricaturales : lever à 6 heures du matin, quinze choses à voir dans la journée, on changeait d’hôtel le soir et le lendemain, on recommençait. Le client ne perdait pas son temps, il voulait en avoir pour son argent : c’était l’époque du « j’ai fait » tels pays ou telles activités. On se gavait comme des oies ! Le mouvement inverse s’est amorcé. Désormais, on veut prendre le temps de découvrir, de vivre, de s’imprégner du lieu. Le droit au repos est reconnu, valorisé. On veut conjuguer la découverte et la reconstitution de soi-même, de ses forces vives.
JFR : Avant, on « faisait l’Inde » en quinze jours, douze étapes. On se contente aujourd’hui de quatre étapes, on ose prendre le temps de s’immerger, de s’habituer. La dimension du repos psychologique est d’autant plus prise en compte que, par ailleurs, notre rythme de vie s’accélère, engendre un stress considérable. Notre besoin de repos est énorme. Nous avons des patrons du CAC 40 qui partent trois semaines pour un trekking en solitaire. Les mêmes peuvent aller passer quatre jours à Las Vegas pour s’isoler dans un monastère. Nous sommes plus éclectiques. Je pense surtout que nous assumons d’avoir plusieurs identités à la fois.
GB : L’éclectisme se voit dans la composition des vacances. Il fut un temps où l’on arrivait chez Troisgros en jet privé. Aujourd’hui, on peut voyager avec une compagnie low cost, dormir dans un deux étoiles et s’offrir le plaisir d’un repas quatre étoiles.
Comme définir les « vraies vacances » ?
GB : C’est se retrouver, se ressourcer, se reposer. S’occuper de soi mais aussi des autres, dans une volonté de rattraper des retards affectifs, de rétablir et renforcer les liens, de se déculpabiliser parce que, pendant l’année, nous étions occupés à autre chose. On veut se faire du bien. Les pas, par exemple, sont devenus incontournables et nous en proposons même pour les enfants, à base de bains sensoriels, de traitements adaptés – des offres alternatives quand les parents sont eux-mêmes au spa adulte. Certes, la dépendance aux nouvelles technologies est de plus en plus grande, mais notre système d’hébergement en cabanes dans les arbres, sans équipement électronique, est très prisé.
JFR : Les « vraies vacances » c’est s’occuper de soi, pour le plaisir. C’est n’avoir aucune tâche obligatoire, ni cuisine, ni ménage. C’est le sport, la détente, la culture et, pour certains, la quête de sens et un travail sur soi, voire un moment spirituel très pointu. Cette tendance monte en puissance depuis cinq ans et nous avons même consacré une brochure aux « Voyages intérieurs ». Bien sûr, certains n’iront pas dans un lieu où ils ne sont pas connectés à Internet, mais je sens la révolte monter. Des addicts se livrent au « shabbat électronique ». Demain viendra le concept porteur de l’hôtel qui n’a pas Internet.
Propos recueillis par Djénane Kareh Tager et Jean-Louis Schreiber. Clés, retrouver du sens – n°78